Résumé
Cet article analyse pourquoi les potelets, barrières et arceaux se sont multipliés dans l’espace public, quelles conséquences cela a sur la sécurité, l’inclusion et l’accessibilité, et comment les villes optent de plus en plus pour des rues piétonnes et accueillantes. À partir d’exemples en Belgique et aux Pays-Bas, nous montrons comment il est possible de passer d’une accumulation d’obstacles à des solutions multifonctionnelles telles que bancs, plates-bandes plantées et assises lumineuses. Nous proposons des pistes concrètes pour remplacer progressivement les potelets par des aménagements qui renforcent la qualité de séjour, l’adaptation climatique et les interactions sociales..
Une invasion silencieuse dans nos rues
Potelets, barrières et arceaux surgissent partout dans nos rues. Ils sont censés empêcher le stationnement sauvage et protéger les usagers vulnérables, mais créent en même temps de nouveaux obstacles pour les cyclistes et les piétons. Parallèlement, les villes investissent dans des zones piétonnes, des campagnes en faveur de la marche et des démarches de placemaking. La question se pose donc : comment passer d’un enchevêtrement de potelets à des lieux lisibles, confortables et multifonctionnels pour toutes et tous, sans transformer l’espace public en paysage de pollution visuelle et de fragmentation spatiale ?
Quiconque observe une rue « moyenne » retrouve souvent le même schéma. Là où il y avait autrefois un large trottoir, on voit maintenant une double rangée de potelets en béton le long du bord de chaussée. Des barrières supplémentaires apparaissent devant les bornes de recharge. Là où la place aurait pu rester ouverte, l’espace est découpé en morceaux par des blocs et des objets isolés. Ce qui était autrefois un espace clair et continu devient un parcours fragmenté de petites interventions techniques.

Les bornes basses et les blocs en forme de coin empêchent certes les voitures de dépasser leur emplacement réservé, mais ils transforment également le trottoir en un slalom d'obstacles durs, dangereux pour les cyclistes et inconfortables pour les utilisateurs de fauteuils roulants.
Beaucoup de ces mesures sont compréhensibles. Les gestionnaires de voirie veulent éviter le trafic de transit, protéger les trottoirs et séparer nettement les différents flux. Les potelets se posent rapidement, coûtent relativement peu et donnent, à court terme, le sentiment que le problème est traité. Ainsi, une mesure temporaire se transforme discrètement en solution standard.
Le résultat, c’est un paysage de rue de plus en plus défini par des objets qui servent surtout à interdire. Ils marquent des limites et bloquent des passages, mais apportent peu en termes de qualité de séjour, de lisibilité ou de confort. L’espace public ressemble moins à un réseau cohérent de lieux de vie et davantage à une succession de mesures techniques.
Les murs invisibles de l’exclusion
Chaque potelet que l’on installe raconte aussi une histoire de chances manquées et d’effets non voulus. L’un des plus douloureux est la manière dont cette invasion silencieuse peut entrer en conflit avec les ambitions d’inclusion et d’accessibilité universelle. Pour beaucoup de personnes, ces obstacles deviennent de véritables murs invisibles.

Sur les trottoirs étroits, une rangée de bornes peut empêcher deux personnes de marcher confortablement côte à côte. Imaginez que vous rencontriez une autre personne ou même un utilisateur de fauteuil roulant dans cette configuration.
On pense aux personnes en fauteuil roulant qui doivent slalomer entre potelets et barrières. Aux parents avec poussette qui ne trouvent pas un chemin direct vers le passage piéton. Aux personnes malvoyantes pour qui chaque obstacle inattendu représente un danger potentiel. Ce qui, au départ, visait à protéger se transforme peu à peu en parcours du combattant. Sur de nombreux trottoirs, il reste à peine assez de largeur libre pour que deux personnes puissent se croiser confortablement.
Dans la volonté de réduire la place de la voiture, on exclut parfois involontairement des usagers. Un espace véritablement public devrait être accessible et sûr pour tout le monde, pas seulement pour celles et ceux qui se déplacent aisément entre les obstacles. Cela exige des décisions de conception qui dépassent le seul problème de trafic immédiat et tiennent compte des recommandations sur les largeurs libres minimales, les espaces de manœuvre et la lisibilité des itinéraires pour les personnes aveugles ou malvoyantes.
Les coûts cachés pour cyclistes et piétons
Les potelets remplissent une fonction réelle de sécurité, mais ils génèrent aussi des risques et des coûts. Des études menées aux Pays-Bas estiment que chaque année, des milliers de cyclistes sont impliqués dans des accidents « seuls » avec des potelets, souvent avec des blessures graves à la clé. Il ne s’agit pas seulement de collisions avec des poteaux peu visibles sur les pistes cyclables, mais aussi de chutes lors de manœuvres d’évitement.
Un échantillon réalisé par la Fietsersbond Nederland (la fédération néerlandaise des cyclistes) montre qu’un grand nombre de potelets existants ne respectent pas les recommandations : passages trop étroits, poteaux placés exactement dans la trajectoire attendue, manque de marquage visible. Autant de situations que de nombreux gestionnaires reconnaissent sur leur propre territoire.
C’est pourquoi des organisations comme la Fietsersbond Nederland ont mis en place des plateformes de signalement et des campagnes spécifiques sur les potelets, tandis que des autorités locales élaborent des inventaires systématiques de tous ces obstacles. Le débat se déplace alors de la question "faut-il un potelet ici ?" vers "comment améliorer la conception globale pour la rendre plus sûre et plus lisible ?".
Il est important de rappeler que le problème ne concerne pas que le vélo. Les potelets et barrières affectent tout autant les piétons. Des trottoirs étroits saturés d’arceaux et de poteaux rendent difficile la marche côte à côte avec une poussette, un déambulateur ou un fauteuil roulant. La question centrale n’est plus seulement de savoir si les voitures sont écartées, mais pour qui la rue reste réellement utilisable. Le regard se déplace de la pose d’objets isolés vers la conception de parcours confortables et lisibles pour l’ensemble des usagers de la mobilité active.
Tout le monde est piéton
Des campagnes portées par des acteurs comme la Voetgangersbeweging, Infopunt Publieke Ruimte et leurs partenaires en Flandre remettent le point de vue du piéton au centre du débat. Elles rappellent que chacun parcourt chaque jour une partie de ses trajets à pied et qu’un espace public accessible, continu et sans obstacles est essentiel à la fois pour le confort et pour la sécurité.

Les barrières métalliques aux passages piétons peuvent sembler offrir une protection supplémentaire, mais elles rompent la ligne naturelle de marche et rendent la traversée plus complexe pour de nombreux usagers.
Des initiatives telles que le "Mois du Piéton" en octobre mettent ce sujet en avant chaque année. En Flandre, l’attention portée aux itinéraires piétons confortables et sûrs augmente : via le Fietsrapport, les points noirs – y compris les potelets mal placés – sont de plus en plus souvent cartographiés et discutés avec les autorités locales. Il se développe ainsi une prise de conscience plus large : les piétons ont besoin de lignes de marche claires, de suffisamment de points de repos, d’éléments d’assise identifiables et de lieux de traversée lisibles.
Pour les concepteurs et les décideurs, il s’agit d’un changement important. Là où la logique classique des potelets pense avant tout en fonction des véhicules, le point de vue du piéton part du confort de marche et de la qualité de séjour. Une barrière métallique devant un passage piéton cesse alors d’apparaître comme une protection supplémentaire et devient une marche inutile dans la trajectoire, qui fragilise justement l’autonomie et la sécurité des piétons.

Même dans les rues résidentielles nouvellement conçues, les bornes restent souvent la solution standard, bien que leur forme et leurs détails soient plus raffinés et mieux intégrés au profil de la rue.
Du potelet au lieu : vers un mobilier urbain multifonctionnel
Une alternative à cette approche centrée sur le contrôle consiste à regarder la rue avec un regard de placemaking. Au lieu de se demander où il faudrait ajouter un potelet, la question de départ devient : comment faire cohabiter séjour, orientation et sécurité dans un même espace ?
De longues jardinières, combinées à des assises, en sont un exemple clair. Elles maintiennent les véhicules à distance du trottoir, tout en apportant de la verdure, en offrant des lieux pour s’asseoir et en clarifiant la ligne de marche. Lorsque ces bacs plantés permettent en plus de tamponner l’eau et de rafraîchir la rue lors des fortes chaleurs, ils deviennent une réponse concrète aux défis climatiques tels que les épisodes de pluie intense et les îlots de chaleur. Des éléments d’assise lumineux le long d’un trottoir fréquenté marquent le bord du chemin piéton, améliorent la visibilité et offrent une protection. En même temps, ils servent de mobilier informel pour s’asseoir et renforcent l’ambiance de la rue en soirée.

Des jardinières allongées combinées à des éléments d'assise créent une barrière douce entre le trottoir et la chaussée, ajoutent de la verdure et permettent de garder la ligne de marche large, lisible et dégagée. De plus, elles offrent des espaces pour s'asseoir.
Des différences de niveau subtiles, de larges murets d’assise autour de zones plantées ou un alignement d’arbres soigneusement positionné peuvent également marquer la transition entre la zone de circulation et la zone de séjour. La différence avec les potelets classiques, c’est que ces éléments remplissent plusieurs fonctions à la fois : délimiter, inviter, orienter, végétaliser et, souvent, contribuer à l’adaptation au changement climatique. Un seul élément bien conçu peut ainsi remplacer une multitude de petits obstacles dispersés.
Plus de zones piétonnes, moins de solutions ponctuelles
Dans les villes qui redistribuent consciemment l’espace, le rôle du potelet évolue. Dans une rue conçue entièrement pour la voiture, le potelet est souvent le dernier filet de sécurité pour protéger les usagers vulnérables. Mais lorsque la rue est pensée clairement comme espace piéton ou de séjour, le nombre d’obstacles isolés peut diminuer et la conception s’appuyer davantage sur le dessin des surfaces, les transitions de matériaux, les arbres et le mobilier urbain.
Cette évolution transparaît de plus en plus dans les politiques publiques. Lors de journées sans voiture, comme à Bruxelles, de larges portions de la ville se transforment en zone piétonne pour quelques heures. Les rues sont fermées au trafic motorisé et l’ensemble de la ville se vit au rythme de la marche.
À l’international, des villes comme Paris, San Francisco, Vilnius ou Bogotá misent sur des quais apaisés, des promenades piétonnes et des rues où la voiture n’est plus l’invitée principale. Des réseaux européens accompagnent ce mouvement en partageant des connaissances et des lignes directrices pour des rues vivables, sûres et adaptées aux enfants.
Dans un tel contexte, il devient possible d’utiliser les potelets de manière plus ciblée et plus parcimonieuse. Chaque situation de conflit ne doit plus être réglée par un obstacle supplémentaire. En donnant structurellement davantage de place aux piétons, le besoin de solutions techniques ponctuelles diminue et de l’espace se libère pour des lieux de séjour attractifs..
Concevoir intelligemment, c’est investir durablement
À première vue, un potelet semble être une solution simple et bon marché à court terme. En réalité, il entraîne des coûts supplémentaires : gestion, remplacement après dégradation, responsabilité en cas d’accident et impact social d’une rue peu accessible ou peu attractive. Dix potelets isolés paraissent moins chers sur le papier qu’un muret d’assise robuste, mais si l’on tient compte de l’entretien et du remplacement sur plusieurs décennies, c’est souvent l’inverse.
Une intervention multifonctionnelle bien conçue demande un investissement initial plus important, mais produit généralement davantage de valeur en termes de sécurité, de cohésion sociale et de qualité d’usage. Un massif planté qui à la fois retient l’eau, offre une assise et clarifie la ligne de cheminement. Une série de blocs d’assise lumineux qui délimitent tout en invitant à s’installer. Un alignement d’arbres qui protège trottoir et chaussée sans bloquer les vues, tout en apportant de l’ombre les jours de chaleur.

Des éléments d'assise éclairés le long du trottoir délimitent la zone piétonne, améliorent la visibilité et créent une rue commerçante sûre et attrayante le soir.
Ce type de solutions s’inscrit directement dans les démarches visant à créer un réseau agréable, continu et facile à parcourir de rues et de places. Elles soutiennent les objectifs de politique publique liés à l’adaptation climatique, à la santé et au lien social, sans encombrer davantage l’espace public de petits obstacles techniques.
Sortir du design défensif : construire la confiance
Le passage des potelets au mobilier urbain n’est pas qu’un changement d’objet ; c’est une étape fondamentale pour sortir de l’urbanisme défensif. Il ne s’agit plus de concevoir par peur des usages indésirables, mais avec l’envie de favoriser les bons usages quotidiens. En optant pour des solutions intégrées dans l’espace public, on construit un environnement qui invite les gens et qui inspire confiance.
De plus en plus de bureaux de conception démontrent, à travers leurs projets, comment mobilier urbain, éclairage et choix de matériaux peuvent ensemble créer un sentiment d’ouverture et de liberté, sans renoncer à la sécurité ni à la fonctionnalité. Ces exemples prouvent que les concepteurs n’ont pas à choisir entre esthétique et contrôle : ils peuvent donner une forme tangible à la confiance dans l’espace public.
Ce changement de regard conduit à un meilleur « Social Return on Investment » (SROI) : l’espace devient non seulement plus sûr et plus fonctionnel, mais aussi plus social, plus vert et plus attractif sur le plan économique.
Moins de potelets, plus d’imagination
La conclusion n’est pas que tous les potelets doivent disparaître. Dans certaines situations, un potelet clairement visible et bien placé reste le choix le plus logique, par exemple là où les véhicules doivent absolument être exclus et où l’espace est très limité. Mais il devient de plus en plus évident que les potelets ne doivent pas être la solution réflexe à chaque problème de conception dans l’espace public.
En se demandant, pour chaque intervention, si un potelet est vraiment nécessaire, si les lignes de marche et de vélo sont claires et sans obstacles, et si un élément peut remplir plusieurs fonctions, un autre paysage de rue commence à apparaître. Moins d’objets dispersés, davantage de lieux qui donnent envie de marcher, de pédaler, de s’asseoir et de se rencontrer.
Ainsi, l’espace public cesse d’être défini par des forêts de potelets et devient un ensemble de lieux où l’on a plaisir à rester. Avec des combinaisons intelligentes de bancs, bacs plantés, zones vertes, éclairage et guidage, au service à la fois des piétons et des cyclistes. Et des potelets uniquement là où ils sont réellement indispensables. Chaque fois que l’on trace un potelet sur un plan, on peut se poser la question : cela ne pourrait-il pas devenir un lieu à part entière ?